Communication effectuée dans le cadre du colloque « L’accompagnement psychosocial des adolescents en grande difficulté. Liens, relations, transferts », Paris 2003
« Penser les passages à l’acte comme une production certes coûteuse et douloureuse, mais comme une production psychique, en soutenant l’espoir qui les anime, en reconnaissant les affects qui les alimentent, et les représentations qu’ils tentent à la fois d’éviter et de montrer, me paraît une voie d’accès utile pour qu’un jour ils soient abandonnés. »1C. Chabert
Je ne parlerai au cours de cette intervention, ni du passage à l’acte qui est un agir inconscient, un acte non symbolisable par lequel le sujet bascule dans une situation de rupture qui peut être définitive comme peut l’être le suicide, ni de l’acting out qui est une tentative, cette fois, de rupture de la relation analytique, mais bien de « l’acte d’accompagnement » qui, quant à lui, crée un lien et tente d’éviter la rupture. L’acte d’accompagnement à MÉTABOLE crée donc un lien de nature spécifique : il n’est ni un acte éducatif où des psychologues viendraient s’essayer à un exercice pour lequel ils ne sont pas compétents, ni un acte thérapeutique au rabais effectué par des « psys » en errance ou en mal de légitimité et qui, dans un fantasme de toute-puissance, tenteraient d’embrasser le sujet adolescent dans une totalité globalisante et par essence violente. Avant même d’essayer de définir l’acte d’accompagnement, je souhaiterais parler de l’acte à l’adolescence et prendre le contre-pied d’une pensée qui tend à réduire, et ce de façon beaucoup trop systématique, l’acte chez l’adolescent à un équivalent de passage à l’acte. Ne considérer l’acte chez l’adolescent que comme un passage à l’acte c’est prendre le risque de n’y voir que quelque chose de dommageable à l’économie psychique de l’adolescent, et, pour les professionnels que nous sommes, oublier que c’est peut-être, pour certains adolescents, le passage par l’acte qui seul ouvrira la voie à la mentalisation. En opposant donc de façon trop systématique l’acte à la pensée : est-ce que nous ne nous empêchons pas de penser ? Est-ce que nous ne nous privons pas d’un matériel clinique fondamental ? A ne considérer l’acte que comme une décharge pulsionnelle et non comme un passage et une étape nécessaire vers une subjectivation, ne risquons-nous pas d’obliger l’adolescent à poser de plus en plus d’actes parce que ces actes, justement, ne trouvent pas à être accueillis ? Si nous ne pouvons pas appréhender l’acte autrement que comme un passage à l’acte, nous courons le risque d’échecs répétés dans nos tentatives pour aider les adolescents. Si inversement il est excessif de considérer l’acte comme un « équivalent de pensée »2, il est néanmoins et à l’évidence, pour nombre d’adolescents, un mode de représentation du sens, une tentative de faire du sens, et cela même de façon ultime, bruyante, voire paroxystique. Encore faut-il que ces tentatives soient accueillies et accompagnées. Ainsi cette adolescente de 18 ans, éduquée dans une famille très « religieuse », ce qui n’empêchait pas son père d’entretenir avec elle des relations sexuelles depuis de nombreuses années. Admise à MÉTABOLE suite à ses révélations au CPE du collège, Sabrina sera rapidement – dès les premiers mois à MÉTABOLE – confrontée au déni total de sa famille sur ces faits incestueux. Cette jeune adolescente se retrouvera « embarquée » dans des conduites sexuelles addictives, mettant ainsi en acte ce qui n’a pu être reconnu par ses parents, rééditant d’une certaine manière les scènes sexuelles violentes et destructrices. N’étant pas autorisée à penser ce qui lui est arrivé puisque cela n’a pas existé (selon le discours familial), Sabrina ne peut alors que le mettre en acte comme pour attester de sa réalité, pour éventuellement, dans un deuxième temps, l’appréhender et alors le penser. La mise en acte rendrait compte dans cette situation, non pas d’une absence de mentalisation, mais d’un défaut de mentalisation causé ici par le déni familial (qui s’apparente d’ailleurs à un déni d’existence de leur fille). Dans d’autres cas, la mise en acte chez l’adolescent rendrait compte d’une absence subite d’identification et d’une intégration momentanément impossible de l’image de l’autre ce qui lui fermerait les portes du fantasme. La rencontre avec l’Autre deviendrait alors impossible, du moins beaucoup trop désorganisatrice et anxiogène : le recours à l’acte, dans cette deuxième situation, pourrait être compris comme un système de défense ultime face à la menace psychotique. Ainsi ce jeune homme de 17 ans, Malien, arrivé en France par des filières clandestines, et qui, à l’occasion d’une descente de police s’échappe du « squat » dans lequel il est retenu et obligé de travailler. Dans sa fuite, Driss monte dans un train et se retrouve dans une grande gare parisienne. Perdu, égaré, il est recueilli par les services sociaux qui découvrent qu’il ne sait absolument pas où il se trouve, ni dans quel pays il est. Accueilli à MÉTABOLE quelques semaines plus tard, Driss va rapidement s’inscrire dans le dispositif et intégrer un stage de remise à niveau sur le plan des apprentissages. Régulier dans ce stage, Driss me fait part néanmoins de son désir de travailler et de gagner sa vie. Malheureusement, sa situation administrative le maintient alors dans un statut précaire sur le territoire français et ne lui permet pas d’avoir une activité rémunérée. Cette situation est très insécurisante pour Driss et lui fait craindre un retour dans l’errance. C’est alors qu’il me fera part d’une voix qui l’appelle, une voix de son pays, inquiétante, mais réconfortante à la fois parce qu’elle le reconnaît dans une filiation : cette voix l’appelle du nom de son père. A la suite de ces révélations, Driss évoquera au cours de quelques séances et pour la première fois, des souvenirs d’enfance en Afrique. Au neuvième mois de son accompagnement, Driss obtient la nationalité française. Cette obtention, loin d’être apaisante et réconfortante, est contemporaine de l’éclosion d’un délire de persécution : il est poursuivi par des hommes armés qui veulent le tuer. Un jour, Driss se réfugie dans sa chambre d’hôtel pour échapper à ses assaillants et met la musique au maximum de son volume pour ne plus entendre les cris des hommes qui veulent sa mort. Bien entendu l’hôtelière qui ne peut faire entendre raison à l’adolescent finira par appeler la police. Driss sera hospitalisé quelques jours après cet épisode psychotique aigu, riche en hallucinations acoustico-verbales et en idées délirantes interprétatives entraînant des réactions et des comportements dangereux. Devant la menace psychotique, Driss va alors poser un acte a priori aussi nécessaire qu’impérieux pour son identité : il repart brutalement et par ses propres moyens dans son pays, où il ira passer quelques semaines, avant de revenir en France apaisé. Ma pratique de clinicien à MÉTABOLE m’amène à considérer l’acte comme un passage obligé pour le sujet adolescent : c’est à dire considérer l’acte comme un élément incontournable de la structuration identitaire du jeune adulte. L’acte adolescent serait déjà l’amorce d’une énonciation subjective. Nous voyons le plus souvent, au travers des mises en actes itératives de l’adolescent, une tentative de figuration du conflit. Cette figuration a besoin d’un autre, de la présence d’un tiers accompagnant et témoin avant d’être, ultérieurement et en son temps, mise en mots ce qui offrira alors une base tangible à un processus d’intériorisation. C’est là que l’acte d’accompagnement prend tout son sens. L’acte d’accompagnement réalisé par l’accompagnateur psychosocial et caractérisé par nos déplacements, qui sont autant d’actes psychiques que physiques, permettra à l’adolescent d’élaborer ses mises en actes en lui « prêtant » provisoirement nos propres représentations et contenus de pensées. L’adolescent prélève donc dans la personne de l’accompagnateur psychosocial les éléments nécessaires pour penser ses mises en actes. Ce mécanisme de prélèvement sur l’autre (décrit par Bion dans les années soixante) ne fonctionne qu’à condition que l’accompagnateur psychosocial tolère les sentiments dont l’adolescent a envie d’être débarrassé. La fonction de l’accompagnateur va consister à tolérer les projections de l’adolescent de façon à les remettre dans un circuit de communication capable de les symboliser. Il s’agit d’un véritable travail psychique de l’inconscient qui est une distribution de l’inconscient à plusieurs voies où l’inconscient de l’accompagnateur travaillerait provisoirement pour l’inconscient de l’adolescent, avant que ce dernier ne se réapproprie cette fonction signifiante de transformation. C’est pourquoi nous nous saisissons des éléments biographiques et sociaux que nous livre l’adolescent autant que des conditions économiques dans lesquelles il vit, mais également de l’événementiel et du factuel, du quotidien en somme, comme autant d’éléments de figurations externes où se mettent en forme, et parfois de façon spectaculaire, le désir et la position que l’adolescent investit ou désinvestit dans son mythe propre. Dans les trois premiers mois de la prise en charge à MÉTABOLE se donnent à voir, de façon souvent plus spectaculaire que par la suite, les conduites agies de l’adolescent. Nous tentons alors, non pas de leur donner un sens immédiat, ce qui serait violent, mais d’être plus simplement celui auquel ces actes peuvent s’adresser. Nous essayons d’être celui qui entend l’appel et la sollicitation dans l’acte pour ainsi tenter d’éviter la répétition. Il faut à l’adolescent un répondant symbolique pour que cesse la répétition destructrice. Aurore est admise à MÉTABOLE à sa majorité. Confiée à des institutions depuis son huitième anniversaire, elle arrive avec un dossier « chargé » qui fait état d’actes délictueux (vols), de fugues, de conduites irrespectueuses envers l’adulte, de prises de risques et de mise en danger d’elle-même, et de toxicomanie enfin : elle sort juste d’un séjour en centre spécialisé de soins pour toxicomanes. De son histoire nous retiendrons qu’elle est placée, car sa mère, très immature, souffre d’alcoolisme et ne peut lui offrir des conditions de vie suffisamment sécurisantes. Son père ne l’a pas reconnu. A l’âge de 12 ans, lors des retours de week-end au domicile maternel, Aurore est violée par le compagnon de sa mère. Dès les premières semaines de prise en charge et sous la pression importante de courriers officiels sommant Aurore de régler une forte somme d’argent, fruit de l’utilisation frauduleuse des moyens de transport, je me retrouve avec elle dans les bureaux de la RATP. Aurore est très angoissée et elle exprime le fait de ne pas comprendre du tout ce qu’elle fait là ni ce qui l’a poussé à honorer ce rendez-vous et à y être, de plus, de façon aussi ponctuelle : ce qui n’est pas du tout dans ses habitudes. Durant le bref entretien avec un agent de la RATP qui aboutit à une remise conséquente du montant de ses contraventions et à un échelonnement relativement doux de la somme restante, Aurore reste très passive, en arrière-plan, comme absente et me laisse négocier seul son important passif. Je ne manque pas de m’interroger alors sur la place qu’elle me laisse occuper dans ces tout premiers temps de l’accompagnement et donc de la construction des liens. A la sortie, Aurore entre dans une grande colère qui l’oblige d’ailleurs à partir très précipitamment et brutalement, comme pour me protéger de sa violence. Ce n’est que quelques mois plus tard qu’Aurore reviendra sur cette scène, lorsqu’elle apprendra qu’elle a soldé ses dettes. Aurore me raconte alors qu’elle comprend maintenant combien il lui a été insupportable que je sois témoin, à l’époque, de ses fraudes, mais réalise du même temps que ma présence lui a permis de se sentir enfin concernée: il était bien question d’elle au-delà même du règlement de sa situation sociale. Elle associera dans la foulée sur le procès qui a eu lieu après sa plainte déposée contre le compagnon de sa mère et le sentiment de s’être « perdue » à ce moment : elle s’était absentée. Ce qui me paraît important à retenir pour notre propos, c’est bien la position de l’accompagnateur qui permet que des actes (ici les fraudes à répétition de cette adolescente) puissent rencontrer de l’autre vivant. Cet acte d’accompagnement a permis a cette adolescente de se déplacer psychiquement et ainsi redevenir sujet de son histoire : c’est probablement ce qui a été aussi violent et qui a provoqué, sur l’instant, son départ précipité. Le règlement de sa situation matérielle devenait annexe – bien que nécessaire – si ce n’est qu’il était le support de tous ces mouvements psychiques et transférentiels. Trois années plus tard, Aurore a souhaité poser un acte en mettant un terme à son accompagnement, deux mois avant sa vingt et unième année et point de butée administrative de toute prise en charge jeune majeur, pour dira-t-elle : « ne pas rester passive dans ma vie ». Ce que nous voyons à l’œuvre, c’est que l’acte d’accompagnement, loin d’être une figure de complaisance avec l’adolescent, peut permettre à ce dernier d’intégrer, à l’intérieur de l’espace MÉTABOLE, ses éléments de vie. L’acte d’accompagnement, qui a sans conteste le plus souvent des effets structurants pour l’adolescent, tente de répondre à la dynamique adolescente sans s’y confondre. Cependant pour que l’accompagnant puisse accueillir l’acte adolescent, il est nécessaire qu’il y ait pluralité d’interlocuteurs et que cet acte soit bordé par l’institution. L’accompagnateur sur une scène, les autres acteurs de MÉTABOLE sur une autre, visent à permettre à l’adolescent de devenir sujet sans craindre d’être « cerné » ou « réduit » à la confrontation à un seul personnage au sein d’un dispositif qui deviendrait persécutant s’il n’offrait plus de possibilités d’identifications souples et croisées et s’il ne permettait plus de jeu dans les identifications. L’acte d’accompagnement à MÉTABOLE ouvre la voie à une parole qui peut se déposer sur des scènes différentes et à des interlocuteurs également différents et singuliers et qui tout en étant autonomes psychiquement sont reliés par le projet de l’institution. Par ce dispositif d’accompagnement relationnel plurifocal qui tente de prévenir l’enfermement duel, MÉTABOLE évite à un interlocuteur de représenter à lui seul la Loi. Loi ressentie d’ailleurs souvent par les adolescents comme l’expression d’un pur caprice de la toute-puissance maternelle. Dans nombre d’institutions, l’accompagnateur (qu’il soit travailleur social ou psy) – trop seul et sur toutes les scènes à la fois – demeure trop souvent, pour l’adolescent, la copie caricaturale de cette figure maternelle imaginaire terrifiante. D’où la pertinence et la nécessité qu’il y ait différentes personnes supports de relations d’objet bien différenciées pour alléger l’angoisse de dépendance et ainsi éviter à l’adolescent de se déprendre violemment du désir vécu comme omnipotent d’un seul, par un passage à l’acte qui pour le coup risque de s’avérer destructeur. L’acte d’accompagnement permet de rétablir un environnement relationnel plus souple et plus contenant et offre ainsi à l’adolescent des réponses diversifiées en disposant autour de lui des personnes auprès desquelles il peut remanier ses liens d’attachements. L’acte d’accompagnement parce qu’il est pris dans le langage permet de créer du sens. Il est un acte signifiant qui permet au sujet adolescent de se transformer après-coup. Une première rencontre (expérience) subjectivante est alors possible, car elle prémunit enfin l’adolescent de l’emprise d’un adulte tout en le protégeant de la crainte de l’effondrement et de l’abandon en lui offrant un étayage souple. 1 Chabert C., in Adolescence, Monographie, ISAP, 2000, p.62. 2 Birraux A., L’adolescent face à son corps, Paris, Éd. Universitaire, 1990.