Evaluation des situations familiales et rôle du responsable ASE en charge de la protection de l’enfance

26 Août 2013 | Publications

Sommaire

Argument

  1. L’évaluation des situations familiales et le rôle du responsable ASE en charge de la protection de l’enfance au travers des dimensions cliniques, institutionnelles et organisationnelles 1.1 La clinique de l’évaluation 1.2 L’évaluation : données organisationnelles et institutionnelles 1.3 Le respect du droit dans l’écoute de l’enfant et de son parent
  2. Evaluer : une démarche complexe et un enjeu éthique 2.1 Evaluer pour « mettre en valeur » 2.2 Opportunités et risques de l’évaluation pour l’enfant et ses parents 2.3 La posture de l’évaluateur

Conclusions et perspectives Bibliographie

Argument

Depuis la loi du 5 mars 2007, la protection de l’enfance connaît des changements conséquents, comme le montre l’attention portée à l’évaluation des situations familiales et conséquemment, aux responsabilités et aux prises de décision du responsable ASE en charge de la protection de l’enfance. Globalement, il semble qu’un consensus se fasse jour chez les acteurs de la protection de l’enfance sur la nécessité de mieux évaluer les situations familiales et à cette fin, de se doter de référentiels communs, explicites et partageables. Le rôle du professionnel cadre en charge de la protection de l’enfance, garant du processus d’évaluation et décisionnaire est fondamental. Pour ce faire, s’il est nécessaire d’élaborer un cadre de référence commun entre professionnels, il est impératif de soutenir l’idée d’un partage du sens de l’évaluation avec les parents et les enfants pour soutenir ou amorcer une dynamique de reconnaissance et de changement. Comment, dès lors, construire une démarche d’évaluation rigoureuse, efficiente et efficace qui permette au cadre ASE un acte de décision éthique éclairé des singularités propres à chaque individu et susceptible de soutenir les processus de subjectivation ? 1 L’évaluation des situations familiales et le rôle du responsable ASE en charge de la protection de l’enfance au travers des dimensions cliniques, institutionnelles et organisationnelles La loi 293 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection de l’enfance rappelle la nécessité de l’évaluation au moment de la révision des situations (art. 18) et avant l’attribution d’une prestation (art. 19). L’univers de l’évaluation et des pratiques évaluatives dans le domaine de la protection de l’enfance prend place dans un domaine complexe où se mêlent des aspects politiques, éthiques, cliniques, organisationnels, institutionnels et qui s’inscrit, de plus, dans des rapports d’équipes et d’individus.
1.1 La clinique de l’évaluation Dans le domaine de l’évaluation des situations familiales, la dimension clinique, complexe et centrale, doit être abordée à partir de référentiels-supports et d’outils nécessaires pour guider les professionnels de terrain à accomplir leurs missions et à améliorer la qualité, l’objectivité et la fiabilité de leurs évaluations. L’exigence de rigueur clinique que nous devons aux familles impose d’offrir aux équipes un soutien indéfectible. Les professionnels font face aux souffrances des enfants et des parents1, à des actes et des situations violentes, parfois à des événements de vie de nature traumatique qui suscitent beaucoup d’inquiétudes. Ces rencontres génèrent des mécanismes de défense2 qu’il est nécessaire de repérer pour en réduire les effets. Pour cela, les équipes ont besoin de bénéficier de groupes d’analyse des pratiques professionnelles et de supervision, parfois de régulation. Travailler à un meilleur accueil et à une meilleure réception des multiples informations recueillies au cours d’une évaluation est nécessaire et la mise en place d’un référentiel peut y aider. Mais dans un domaine où la subjectivité n’est pas qu’un vilain défaut, voire même participe activement de l’évaluation, il est nécessaire de ne pas utiliser le référentiel pour réduire la question de l’évaluation des situations familiales à la seule problématique du traitement de l’information. Comment ne pas substituer la pensée à la procédure3 dans un fantasme de maitrise ? L’inflation des procédures au détriment de la subjectivité fait courir le risque d’une disparition violente de l’humain par le biais de « mécanismes de normalisation »4. Rappelons qu’un travail d’évaluation garant et respectueux du sujet humain passe impérativement par l’écoute, le dialogue, le regard, l’attention et le « pari partagé »5. Un référentiel doit rester un outil. Quelle que soit sa fiabilité, il nécessite un apprentissage pour son bon usage et pose la question de son appropriation : il n’est qu’un moyen et jamais un but.  Un référentiel peut être utile pour soutenir et engager une réflexion mais il ne saurait en lui-même remplacer la réflexion. Un bon outil peut être une aide pour transformer une approche inévitablement et nécessairement subjective en une mise en forme qui tend vers une certaine objectivité sans jamais dénier la dimension humaine. Le processus d’objectivation est, en effet, une démarche asymptotique qui fait tendre la subjectivité vers l’objectivité sans jamais la rejoindre. Il pourrait en effet être tentant, dans une volonté de maîtrise et dans un contexte actuel « tout gestionnaire » de penser que l’objectivité et la transparence sont la vérité alors qu’elles n’en sont que l’apparence. « …l’évaluation, dans ses modalités les plus régressives, vient prendre la place de la référence à des valeurs instituantes. L’objectivation, si possible mesurable, la catégorisation aussi univoque que possible créent l’illusion d’une maîtrise à partir des dénis fondateurs qui prétendent évacuer l’individuation, la différence des sexes et des générations, la diversité des cultures, des expériences et des compétences. La quantification, comme moyen, moteur et réalisation du réductionnisme normalisant, se constitue dès lors comme valeur de référence dans l’élimination de tout questionnement du sens et de l’intentionnalité présents dans les actions ou les situations. Une fois entré dans la logique procédurale et normé par elle, un fait est un fait sans passé, contexte ni avenir, et l’appel au réalisme, voire à la raison, soutient la transmission aveugle au « petit fatalisme » (Nietzsche) qui signe la démission de la pensée et de l’éthique(…) Les procédures(…) visent à produire l’homogène et l’uniforme comme substitut opératoire et normalisant de l’universel et du partageable »6 Le référentiel, par un changement de perspective dans le regard porté sur les situations familiales peut, et c’est là son atout essentiel, permettre une redynamisation de l’action évaluative en suscitant de nouvelles explorations créatives. Mais il est nécessaire, en amont, d’interroger les théories, en tant que savoirs issus de formations et/ou d’expériences, à partir desquelles s’appuient les perceptions, l’évaluation, l’analyse et au final la décision. Le responsable ASE en charge de la protection de l’enfance doit pouvoir évoluer et se retrouver dans le champ des théories qui éclairent et traversent son domaine d’intervention pour se montrer critique, exigeant et questionnant. Le champ de la protection de l’enfance est éclairé par de nombreux emprunts théoriques et cliniques (éducatifs, psychologiques, sociaux, anthropologiques…) sans encore avoir réussi à développer un modèle qui lui soit propre et qui garantisse sa spécificité clinique. De fait aucun référentiel n’est neutre, il est nécessairement infiltré explicitement ou implicitement par des théories et une certaine vision de l’homme. Il est donc impératif que l’emprunt théorique soit explicite afin d’être interrogé pour ne jamais se faire passer pour vérité. Les référentiels sont intéressants et pertinents tant qu’ils aident et soutiennent nos questionnements, qu’ils guident nos interrogations et qu’ils permettent la problématisation des situations. Rappelons également qu’un travail d’évaluation, s’il s’appuie bien sur des données et des paroles entendues, repose également sur une pratique de l’échange au sein des équipes et donc sur un travail de confrontations et de rencontres entre plusieurs subjectivités. La dimension du transfert et du contre transfert dans la clinique de l’évaluation ne peut pas être occultée. Les résonnances émotionnelles rendent compte de ce qui se joue inévitablement lors d’une rencontre significative et incarnée entre individus, en particulier en termes de représentations et d’identifications. Refuser cet aspect dans la rencontre, le dénier, c’est se priver d’un matériel riche et fécond : l’évaluation doit s’appuyer sur une relation, elle ne peut donc être détachée des logiques émotionnelles : logiques émotionnelles qu’il faut savoir entendre et décrypter. C’est la question du double regard : un regard porté sur l’autre afin de comprendre, non seulement intellectuellement mais émotivement, ce qu’il peut vivre, dire, ressentir, et un regard tourné sur soi afin de saisir ce que le ou les sujets rencontrés éveillent en nous comme vibrations, fausses notes, écorchures puis génèrent comme observations, évaluations et réponses.
1.2 L’évaluation : données organisationnelles et institutionnelles Garante de l’évaluation, l’organisation du travail et des services concernés doit être questionnée. Elle convoque la question de la pluridisciplinarité et doit susciter vigilance et attention quant à l’inflation actuelle des procédures comme évoquée dans le précédent chapitre. En effet, une démarche évaluative s’inscrit nécessairement dans un cadre de travail qui doit servir de régulateur et de « garde-fou » éthique. Penser l’organisation en protection de l’enfance apparaît comme un préalable essentiel pour garantir l’évaluation et l’acte de décision. Si l’organisation n’est pas une fin en soi, elle reste une façon de répondre à un projet et de soutenir une vision humaniste de l’enfant et de la famille. Par exemple, l’évaluation vient parfois mettre en évidence des effets de clivage entre les services dits de « prévention » et les services dits de « protection ». A titre d’exemple, les premiers peuvent ressentir l’indication de placement, au terme d’une évaluation, comme un échec : ils n’auraient pas correctement évalué la situation ou su protéger l’enfant. L’accueil et le placement de l’enfant est alors perçus comme un effondrement de l’idéal du travail éducatif avec les familles7. Inversement les seconds peuvent se demander si une séparation parent/enfant plus précoce n’aurait pas protégé d’avantage les liens. Cet exemple montre que l’évaluation nécessite une compétence collective. Si la compétence collective se définit habituellement comme un agencement de savoirs différents détenus par des personnes différentes, il ne peut pas s’agir d’une simple addition linéaire des compétences individuelles mais bien de la conjugaison de ces compétences, produisant un savoir et un savoir-faire nouveau et collectif8. L’explicitation et la mise en mots des pratiques favorisent un questionnement collectif sur les spécificités et les différences des acteurs. Cette façon de penser l’organisation et le travail génère non seulement des compétences collectives nouvelles, mais entraine également des changements dans les postures professionnelles. Une organisation doit permettre de se protéger des évidences afin de garantir une pluralité de points de vue propices à l’élaboration des différentes hypothèses. Il s’agit d’aider les équipes à prendre en compte et à gérer des positions a priori contradictoires et à en sortir autrement que dans la classique disparition des points de vue minoritaires. Il s’agit d’atteindre un consensus au sens de Moscovici et Doise9, c’est-à-dire l’élaboration d’une nouvelle représentation qui dépasse les représentations divergentes exprimées. La fonction du groupe comme enveloppe est nécessaire pour aider les professionnels à interroger les routines de travail afin d’éviter le « prêt-à-penser ». Le groupe peut agir comme protection et soutien face aux épreuves qui peuvent conduire à l’usure, à l’abattement, au retrait, au désenchantement professionnel10. Pour ce faire différents outils et supports sont à la disposition des organisations et doivent être portés par les cadres en charge de la protection de l’enfance : formation, veille documentaire, tutorat, espaces de réflexion… La Loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance instaure la subsidiarité de la protection judiciaire par rapport à la protection sociale (anciennement administrative), tendant ainsi à les situer comme en prolongement l’une de l’autre, dans un relais par rapport à la protection première à laquelle tout enfant a droit : celle de ses parents. Si l’on peut avoir, au premier abord, l’impression d’une cohérence renforcée dans cette gradation de la réponse apportée aux familles et aux enfants en difficultés, il ne faut pas pour autant oublier que la protection judiciaire et sociale s’inscrivent dans deux cadres totalement différents. Pour autant, si le cadre judiciaire est classiquement celui de « l’aide sous contrainte » et si le cadre administratif est celui, à priori, de « l’aide sans contrainte » apportée aux familles, ces deux systèmes ne sont pas contradictoires. En effet, tous deux doivent avoir pour visée le respect du droit des usagers (parents et enfants) ainsi que la protection de ces derniers. L’inflation de la protection administrative contractualisée (AED/AP11) ne doit pas gommer magiquement les tensions normales qui se déploient naturellement dans un champ aussi passionnel que celui des relations parents/enfants. Si en protection sociale, le prérequis de l’intervention est l’accord explicite des parents (détenteurs de l’autorité parentale), comment cette dernière assume-t-elle la mise en tension entre la nécessité de protéger l’enfant et le fait de respecter le droit des parents ? Le cadre administratif, qui implique de facto la contractualisation avec les usagers, doit être le lieu et l’espace propice au déploiement, en présence du tiers incarné par le responsable ASE, d’une conflictualisation productive et, à terme, sublimatoire. Hors le cadre intime de la famille, l’espace solennel de la contractualisation doit permettre, in fine, de remettre en jeu et en  mouvement le fonctionnement d’un groupe familial afin, pour chacun, de mieux en comprendre le sens. La contractualisation ne doit, en aucun cas, se transformer en un « consensus mou ». A cette condition, la protection sociale peut être un espace pour l’enfant et son parent, garant d’un possible réaménagement des places au sein d’un système familial. Elle peut ainsi permettre à des individus, via les processus évaluatifs, de prendre acte d’un fonctionnement mortifère, servir de tremplin à des changements et ouvrir à de la résilience. Pour ce faire, il faut refuser l’idée commune et erronée que la contractualisation se construit sur de la symétrie entre l’instance administrative et l’usager. Rechercher la symétrie, c’est soutenir l’idée d’une similitude entre le cadre administratif et l’usager ; c’est alors courir le risque de la relation duelle entre l’usager et le représentant du cadre administratif avec son cortège de fusion et de confusion. C’est abdiquer quant à la création d’un espace possible de confrontation et de négociation, respectueux et créateur de l’altérité de chacun.
1.3 Le respect du droit dans l’écoute de l’enfant et de son parent De l’évaluation à la décision, afin d’éviter l’arbitraire, chaque étape du processus doit pouvoir garantir le droit de l’enfant et de ses parents. Parce que les pratiques évaluatives ne peuvent s’extraire du contexte social, politique et idéologique et parce qu’elles sont inévitablement marquées par les représentations sociales à l’œuvre, il convient de prendre certaines précautions pour garantir le respect du droit. Cela implique, à titre d’exemple, que l’on soit vigilant au fait que, parfois, certains éléments sont privilégiés par rapport à d’autres. Ainsi peuvent être favorisé certains éléments de parenté avec une focalisation sur la figure de la mère. Dans ce cas, on s’arrêtera sur ce qui relève de l’autorité parentale au sens stricte, en occultant de plus la figure paternelle. Les autres relations, celles qui s’inscrivent dans une parentalité sans pour autant s’appuyer sur une parenté (par exemple un parrain) restent alors dans l’ombre et finissent par disparaître dans l’évaluation des situations. Pourtant, penser les autres formes de parentalité et de soutien implique que l’on prenne en compte l’ensemble des personnes qui jouent un rôle dans la vie de l’enfant, cette démarche fondamentale est d’ailleurs énoncée dans la loi 293 du 05 mars 2007. Il convient aussi, pour être respectueux des parents et de l’enfant et garant du droit, que les faits énoncés dans le corps de l’évaluation soient réels et non hypothétiques. Ces mêmes faits doivent être contextualisés pour rendre compte de façon juste de l’environnement dans lequel évoluent l’enfant et son parent. Sur l’axe de la temporalité, il est nécessaire de porter une attention toute particulière aux phénomènes de contagiosité de l’histoire. Il s’agit, sans méconnaitre la trajectoire et l’histoire de vie, ni faire fi de la connaissance antérieure de la famille, de porter attention aux événements de vie qui se déploient sur le moment présent afin de ne pas transformer l’histoire en destin : psychiquement rien n’est jamais totalement joué. Enfin, comme il est rappelé à l’attention des médecins dans le serment d’Hippocrate Primum non nocere12, il est également nécessaire dans le domaine de l’évaluation des situations de danger de toujours veiller à ce que l’intervention soit proportionnelle au danger.

2 Evaluer : une démarche complexe et un enjeu éthique La loi portant réforme de la protection de l’enfance n’a pas seulement adapté ou étendu le dispositif mais elle en a déplacé le centre de gravité autour de la question de l’évaluation. Les enjeux sont considérables puisqu’ils ressortent d’un changement assez radical de la philosophie d’action de la protection de l’enfance, de sa posture d’intervention, de son système d’organisation et finalement de ses pratiques les plus concrètes.
2.1 Evaluer pour « mettre en valeur » Dans le domaine de la protection de l’enfance, si l’on s’accorde sur le fait que l’évaluation se donne comme finalité ultime de donner de la valeur à un sujet, elle nécessite : Une rencontre : « Rencontrer autrui c’est être tenu en éveil par une énigme »13. Il n’est, en effet, pas possible de concevoir une évaluation dans le champ des relations humaines sans le désir d’aller vers l’autre et sans l’envie d’un échange. Une dynamique : l’évaluation doit rendre compte des mouvements propres au système familial et à chaque individu. De ce fait, une évaluation ne peut être une photographie au sens statique du terme, elle se doit d’être la restitution d’un mouvement. Sans dynamique, l’évaluation peut, par exemple, transformer une fragilité ou une vulnérabilité transitoire en un état structurel. Une prise de risque : il n’y a d’évaluation qu’au risque d’accepter d’aller sur le terrain de l’autre pour offrir une écoute sans jugement. Il s’agit, par l’évaluation, de ne pas créer les conditions d’une plus grande vulnérabilité. En effet, le parent insécurisé par la démarche d’évaluation peut vivre ce moment de façon très douloureuse, parfois comme un désaveu de sa place de parent. Le risque encouru est alors une fragilisation de la fonction parentale pouvant aller jusqu’à l’abdication et la renonciation. Mais le temps de l’évaluation peut aussi être le moment d’un éclairage nouveau porté par un tiers, permettant de mettre en évidence les forces et les faiblesses du groupe familial et de chacun de ses membres, afin de proposer d’autres voies pour se parler, pour s’entendre et pour communiquer. Etre évalué et évaluer ne sont pas des actes simples ni anodins. A une époque où l’on dit la famille en crise, où le regard porté sur elle se charge souvent de suspicions, l’approche par les compétences n’en finit pas de déployer ses paradoxes : cette approche peut, en effet, soutenir un processus de valorisation des personnes habituellement «sans qualités». Elle engage alors le professionnel à chercher, à découvrir des points d’appuis dans le fonctionnement familial. Mais cette approche peut aussi venir durcir le regard sur les parents lorsque ces derniers auront été « scientifiquement » et durablement évalués comme incompétents. Soyons vigilant et attentif à ce que le terme de « compétence » ne participe pas de la création de la norme sociale avec son cortège de dérives.
2.2 Opportunités et risques de l’évaluation pour l’enfant et ses parents L’évaluation peut être une action précoce susceptible d’éviter l’enkystement du groupe familial dans des interactions pathogènes durables. En effet, lorsque parents et enfants rencontrent des difficultés relationnelles précoces, l’évaluation de leurs difficultés, support à la mise en place d’un accompagnement adapté et de qualité peut permettre au groupe familial de trouver de nouvelles ressources et ainsi de réaménager et d’inventer d’autres modalités relationnelles. Le regard porté par un tiers (l’évaluateur) incarnant la loi symbolique peut servir de régulateur des dysfonctionnements. La qualité du regard porté par un professionnel sur un parent et sur un enfant, le choix bienveillant des mots pour décrire ce qui se passe et qui est jusque-là parfois indicible et innommable peut servir de prise de conscience pour permettre à des parents de prendre acte de leurs souffrances et de leurs dérives et d’y apporter les modifications nécessaires. L’évaluation fonctionne alors comme une aide à la mise en mots et en récits pour relancer une histoire de vie et de filiation « en berne ». Rappelons que l’histoire ne se répète que lorsque les événements de vie sont tus, enfouis et relèvent du secret. L’énonciation des évènements – le récit de vie – permet de sortit des non-dits avec sa cohorte de passages à l’acte. Pouvoir parler de son histoire c’est la condition pour pouvoir vivre et formuler un projet de vie. L’évaluation, par le soutien à l’individuation de chacun des membres de la famille vient garantir la qualité des relations interpersonnelles et intersubjectives et prévient en particulier les risques de phénomènes endogamiques. L’aide à la modification du regard porté sur son enfant peut être essentielle : certains parents ne peuvent voir leur enfant tel qu’il est (enfant réel) mais tel qu’il se le représente. Des histoires de vie douloureuses (grande prématurité de l’enfant, violence dans le parcours de vie du parent…) peuvent altérer les possibilités de sollicitude et de bienveillance d’un parent. Le regard est alors brouillé. L’enfant imaginaire, porteur des craintes et des peurs parentales, est dans ce cas un enfant inquiétant. Il convient alors d’amener le parent à se débarrasser de cet enfant imaginaire menaçant qui trouble le regard qu’il porte sur lui, l’évaluation peut y aider.
2.3 La posture de l’évaluateur La bonne posture de l’évaluateur passe par : L’engagement éclairé par des référentiels cliniques et théoriques explicites et donc partageables. L’inventivité et la créativité : les acquis et les certitudes sont souvent les meilleurs garants d’une résistance au changement. La possibilité de bénéficier d’un cadre institutionnel et organisationnel suffisamment solide pour pouvoir se déformer dans la rencontre toujours singulière avec un enfant et son parent. L’acceptation d’une véritable rencontre avec l’autre différent de nous. La capacité de se faire – l’espace d’un instant – dépositaire des maux de l’autre pour qu’une histoire s’institue. Le professionnel, même dans l’exercice de l’évaluation, est là pour tisser du lien. Une évaluation sans liens serait une aventure forcément violente. Dans nos pratiques, ce qui a été opérant pour l’un sera souvent inadéquat pour un autre. Rien de surprenant, du fait que nous avons affaire avec du particulier, de l’être. C’est ce qui caractérise toute rencontre avec un autre. Cela exclut, de fait, toute répétition d’un acte et invalide donc toute démarche qui tendrait à l’application systématique d’un modèle. Si l’expérience est utile et est nécessaire pour inventer et créer, elle ne demeure bénéfique qu’au prix d’un questionnement permanent. Le questionnement c’est ce qui, toujours, devrait être recherché, voire même provoqué dès lors que nous voulons évaluer. Par l’évaluation, ne sommes-nous pas des passeurs au risque de… la transformation et donc de l’inconnu. La condition pour qu’un enfant apprenne à marcher, n’est-elle pas d’accepter qu’il puisse chuter et se faire mal ? C’est à la condition d’un risque, condition nécessaire, pour qu’au détour d’une évaluation un sujet puisse advenir et que de l’identité puisse se créer et non de l’identique. Freud parlait de l’éducation des enfants comme une aventure impossible. N’est-ce pas de cet impossible quelque peu possible que nous allons tenter d’évaluer pour mieux proposer et décider ? Si à l’impossible nul n’est tenu, il n’est pas exclu de s’y frotter. Ce peut être une position éthique. Les liens, les relations et les transferts sont des moyens pour tenter cet impossible et nécessaire travail d’évaluation et de décision. Liens est issu du latin ligamen et désigne ce qui sert à attacher, tel un cordon ou une laisse comme l’ancienne langue pouvait l’utiliser. Au sens figuré, cela désigne aussi, selon le contexte, ce qui unit affectivement et moralement. Saint Exupéry en savait quelque chose en mettant en scène ses personnages. Le Petit Prince, toujours en quête de l’homme, rencontra le renard. Au cours d’un échange, le sens du terme « apprivoiser » devint questionnant pour le Petit Prince. Le renard répondit, avec regret, que ce sens en était trop oublié par l’homme. Sous l’insistance de son interlocuteur, le renard finit par lui dire : «  Apprivoiser c’est créer des liens ».

Conclusions et perspectives

Et si l’évaluation, « lieu carrefour », était un prétexte à se poser des questions ? Et si l’évaluation et la décision qui en découle étaient une opportunité pour aller, autrement, à la rencontre de l’enfant et de son parent ? Dans un champ aussi complexe que celui de la construction de l’enfant et de son parent nous avons besoin d’une structure pour penser et pour interroger nos certitudes comme nos incertitudes. Les référentiels-supports d’évaluation peuvent nous apporter une base explicite pour penser, débattre et échanger. Apprivoiser la complexité, sans la réduire ni la balayer, ne serait-t-elle pas la démarche aboutie de l’évaluation ? Si le problème du recueil des données peut trouver son dépassement dans un outil tel qu’un référentiel, la spécificité de la parole reçue et entendue et de l’observation engagée relève plutôt d’une démarche clinique. Enfin, la mise en sens pose la question fondamentale des manières de construire la compréhension des situations donc de l’activité individuelle et collective d’élaboration. Le travail d’évaluation en protection de l’enfance repose non seulement sur des données, des paroles reconnues, des observations engagées, des modèles d’analyse, mais également sur un travail d’échanges, d’explicitations des points de vue et de mise en controverses. Autrement dit, les décisions prises, les orientations dégagées, le sont au terme de processus d’interaction entre les différents professionnels concernés et avec les familles. Cela revient à développer un « savoir composer » entre points de vue, représentations, stratégies et critères non seulement distincts mais parfois divergents et contradictoires. Les temps de synthèse et ou de bilan doivent devenir des temps de questionnement avant tout. Qu’est-ce qu’un travail d’analyse sinon un travail visant à dégager un certain nombre d’hypothèses permettant tout à la fois de comprendre ce dont il s’agit, et de savoir de quelles informations il faut disposer pour se construire un point de vue sur les situations selon différents angles. Travailler à émettre des hypothèses est une manière de structurer la recherche d’informations, de démêler celles qui sont essentielles de celles qui ne font qu’occuper l’esprit sans permettre d’approfondir l’évaluation d’une situation. Si la finalité de l’évaluation pour le professionnel cadre en charge de la protection de l’enfance c’est de pouvoir décider de façon éclairée, c’est peut-être pour l’enfant et pour le parent l’opportunité d’être apprécié et donc de se voir attribuer une valeur.
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